Dans l’impossibilité de tenir la rentrée solennelle du tribunal cette année, le procureur Yann Le Bris était à l’antenne de la matinale de KTV ce vendredi 5 mars. Une interview éclairée dans lequel le magistrat s’adonnait à l’explication du fonctionnement de la justice à Mayotte, éclairait la réalité derrière la délinquance juvénile et livrait les chiffres de la délinquance pénale de l’année dernière.
FMM : Comment fonctionne la justice à Mayotte ?
Y.L.B : L’institution judiciaire, dans un tribunal judiciaire, est dirigée par trois personnes. On parle de hiérarchie ou de triarchie, parce que vous avez à la fois des magistrats du siège, des magistrats du parquet, et puis vous avez des fonctionnaires, les greffiers ou autres, qui sont dirigés par un directeur de greffe, un fonctionnaire. L’institution des magistrats, est dirigée par deux chefs de juridiction, que sont le président de la juridiction, Monsieur Ben-Kemoun en l’espèce pour le tribunal de Mamoudzou, et le procureur. Les deux chefs de juridiction, ont, avec la directrice de greffe, une mission générale d’organisation et de bon fonctionnement du tribunal. S’arranger pour les locaux, pour faire fonctionner le tribunal.
Par exemple aujourd’hui nous avons pris ensemble la décision, malgré le Covid, de poursuivre l’activité, c’est une décision collective, qui relève de la responsabilité des chefs de juridiction. De la même manière, l’organisation des services relève d’une décision collégiale. Le procureur de la République, en plus d’être chef de la juridiction, est chef du parquet. A ce titre, il dirige une équipe. Les membres du parquet, à Mamoudzou, c’est une équipe de 6 personnes, 6 substituts, et le procureur de la République donne le tempo pour son équipe. C’est lui qui a pour mission de veiller à ce que la politique pénale qu’il va déterminer au plan local, soit bien appliquée sur tout le ressort, par ses subordonnées entre guillemets, mais également par l’ensemble des services de police et de la gendarmerie. Le rôle du procureur, c’est donc de diriger cette équipe, chacun des membres de cette équipe, est un magistrat à part entière, comme le procureur. Nous pilotons et dirigeons les enquêtes, et les services de police et de gendarmerie nous rendent compte, au quotidien, dans le cadre d’une permanence pénale, des investigations qui sont effectuées. Nous leur donnons des instructions sur des actes complémentaires à réaliser, nous orientons les procédures.
L’orientation des procédures par le procureur (au sens large, son équipe), c’est décider de classer sans suite une procédure quand il n’y a pas d’auteurs connus, c’est demander des actes complémentaires d’investigation. C’est orienter la procédure en vue d’une poursuite, soit en alternative à la poursuite c’est à dire apporter une réponse qui est autre que l’audience, ou apporter ce dossier à l’audience. Le rôle du procureur à ce moment là, lorsque le dossier va à l’audience, (ce sont les dossiers les plus connus, les plus médiatiques), c’est de défendre le dossier. Défendre l’application de la loi devant les juges et faire une proposition de peine aux juges. Le procureur ne décide jamais de la peine. Le procureur propose aux juges un dossier qu’il a porté, pour qu’ils puissent le juger, et à l’occasion de l’audience le procureur va faire une proposition de peine aux juges. Le juge, quand il prend sa décision, doit toujours veiller à un équilibre des intérêts dans sa décision, entre l’intérêt de la société que représente le procureur ; l’intérêt de la victime, et l’intérêt du prévenu, qui fait partie de la société même s’il a commis une infraction, et qui à terme, va revenir dans la société, et le juge doit aussi tenir compte de cet intérêt. C’est là toute la difficulté de la prise de décision par le juge, c’est de tenir compte de ces trois intérêts pour trouver une peine qui lui semble équilibrée.
FMM : A Mayotte, où la délinquance juvénile est massive, comment apporter une réponse pénale ferme à des mineurs ?
Y.L.B : Je crois qu’aujourd’hui il faut rappeler un certain nombre d’éléments statistiques qui sont importants. Vous avez plus de 50 % de la population à Mayotte qui a moins de 20 ans. Est-ce qu’aujourd’hui, 50 % des faits de délinquance à Mayotte sont commis par des jeunes de moins de 20 ans ? Non, ce n’est pas le cas. Vous avez, parmi les faits constatés, un peu moins de 30 % des faits qui sont commis par des mineurs ou des gens qui ont moins de 20 ans. Cela veut dire que concrètement, si on regarde les chiffres de manière brute, que vous avez 70 % d’actes de délinquances commis par des majeurs. C’est déjà un premier élément de réponse sur la réalité de cette délinquance des mineurs qu’on évoque, et qui n’est pas un phénomène qui se limite à Mayotte. Je ne suis pas confronté en arrivant ici, à un phénomène nouveau, qui me désarçonne. J’en suis à mon huitième ou neuvième parquet. Cela fait la neuvième juridiction où j’entends que la justice est impuissante face à la délinquance des mineurs.
FMM : Faute de pouvoir voir la rentrée solennelle du tribunal se tenir cette année, pourriez-vous nous donner quelques chiffres sur l’activité pénale de la justice à Mayotte ?
Y.L.B : En matière pénale, vous avez eu communication récemment des chiffres de la délinquance, je crois que c’est le point de départ. Parce que toute l’activité pénale découle des dossiers qu’on nous transmet à juger. La réalité, sur les deux dernières années, c’est qu’on a statistiquement une augmentation de la délinquance cumulée sur deux ans, qui à mon sens est de l’ordre de 20 %. Et ce chiffre là, c’est un chiffre qui est en deçà de la réalité. Parce qu’on a une part importante de la population qui ne va pas déposer plainte. Pourquoi ? D’abord parce que vous avez des gens qui sont en situation irrégulière qui n’ose pas aller déposer plainte parce qu’elles ont peur d’être expulsées ; Parce que sociologiquement et culturellement, il y a des gens qui ne veulent pas aller dans les services de police et de gendarmerie ; il y a l’obstacle de la langue, il y a différents paramètres… Et puis, c’est un vrai sujet, il y a aussi le sentiment que la justice n’est pas en mesure d’apporter une réponse et que peut-être la vengeance, l’auto-justice peut être une réponse plus efficace que la réponse judiciaire. Tous ces éléments font qu’à mon sens, la délinquance réelle est très au-delà de la délinquance constatée. Je ne vais pas être langue de bois, mais malgré tout cela on est sur une augmentation de 20 % sur deux ans des actes de délinquance.
L’autre chiffre interessant, c’est la localisation de la délinquance : vous avez 60 % des faits de délinquance constatés qui sont en zone gendarmerie, et 40 % en zone police (Mamoudzou et Koungou). Les délinquances commises par les mineurs : 29 % en moyenne des actes de délinquance sont commis par des mineurs. La structuration du contentieux, est quelque chose aussi qui est important. Vous avez aujourd’hui en zone gendarmerie, qui est quand même la zone où il y a le plus de délinquance : vous avez 92 % des faits constatés qui sont des faits soit d’atteinte aux biens, ou atteinte aux personnes.
Pour ce qui est des crimes : 83 crimes ont été commis en 2020, contre 67 en 2019. On est sur une augmentation relativement importante. Ces crimes, ce sont des crimes de sang, des meurtres, des tentatives de meurtre, des assassinats. Et pour le reste ce sont pour l’essentiel des viols. Le nombre de gardes à vue est un chiffre important parce que lorsqu’on on parle d’impunité, d’inaction des services de gendarmerie, je m’élève contre cette affirmation et je produis des chiffres qui disent le contraire. En 2020, le nombre de gardes à vue s’élève à 2041 gardes à vue sur le territoire de Mayotte, soit 7,82 % de gardes à vue en plus. Et sur la seule zone de gendarmerie, c’est 32 % de gardes à vue en plus…
Retrouvez l’intégralité de cette interview dans la matinale du vendredi 5 mars, disponible sur la page Facebook et la chaîne Youtube de KTV.